mardi 30 avril 2013

Heloise est chauve. Emilie de Turckheim. Editions Héloise d'Ormesson.

Le roman d’Emilie de Turckheim se présente sous une jaquette rouge esthétiquement plaisante mais passablement déroutante. D’abord une mise en exergue à la une qui clame, dans un imposteur raccourci tweeté « l’amour n’a pas d’âge » alors que le roman nous démontrera que l’âge compte terriblement. Ensuite une illustration de Pierre Mornet très belle, comme ses autres œuvres, mais qui présente des visages figés à la Balthus, alors que les femmes, dans ce roman, sont sensuelles, expressives et ne cachent ni leurs sentiments ni leurs pulsions.

Avec Don Juan en ouverture, Emilie de Turckheim nous livre immédiatement la mesure du chant mélodique et de la fable à venir, avec une forme d'ambition à l'universalité. Héloise, ( petit clin d'oeil à son éditeur Héloise d’Ormesson ) a vocation à entrer dans la chanson de geste sulfureuse des grandes histoires d'amour, où une grande différence d'âge sépare les amoureux. De la Lolita de Nabokov, à l 'Héloise d’Abélard, de la Julie d'Etange, nouvelle Héloise, de Rousseau, à la Mâme Scarlett de Mitchell.

Héloise, drogue héroïne, va ainsi découvrir l'amour dès ses premiers mois, d'une façon troublante, sensuelle et animale en suçant le pouce de Lawrence, chef d’un service de pédiatrie, qui l'a mise au monde. Dès son plus jeune âge, comme en apesanteur, rasant, dans un geste de défi, son crâne et sa vie des ornements qui encombrent, elle va conquérir le monde avec l'aisance éblouissante et l'impudeur troublante de sa jeunesse, puis séduire à treize ans l'homme, de quarante ans de plus, qu'elle a choisi, et au gré de plusieurs aventures, finir par lui être fidèle et réussir, contrairement à sa mère et aux autres, à le garder.

Le roman se décompose en deux parties, presque exactement en son milieu. La première entre l'Afrique, la Corse et Paris, dans l'ancien monde. La deuxième à New York, dans le nouveau monde. La première dans la vie quotidienne, la deuxième dans un monde de l'art artificiel et décadent. Ce faisant Emilie de Turckheim explore, aussi, avec sérénité l’évolution du féminisme au travers du temps et l’évolution inexorable, qui a permis aux femmes de devenir les égales des hommes. L’ancienne génération subit. La nouvelle « ambitieuse, exploratrice », manipulatrice des « hommes qui disent toujours oui » peut tout se permettre. Même la rage de vivre et de nier le sidérant vide du monde en produisant « assez d’art et d’amour pour échapper à l’ennui et à la brutalité de la vie ».

Emilie de Turckheim pousse, en permanence, le bouchon très loin avec une extrême liberté. C’est d’abord une parfaite liberté de style, que lui autorise, malgré sa jeunesse, une carrière littéraire déjà bien remplie et couronnée de lauriers. On alterne, ainsi, avec doigté, phrases longues et courtes, dialogues de plusieurs personnages dans une seule phrase, très longues phrases sans ponctuation, chapitres d’une page, parenthèses à foison, absolu manque de description des personnages, qui oblige à une permanente vigilance, et avalanche poétique de description des décors. C’est aussi parfois, rarement, des mises en scène un peu artificielles, comme celle du onze septembre ou de la loi sur la peine de mort, qui sont sources d’acrobatiques et millimétrés raccrochages à l’histoire. Le propos va aussi très loin dans la provocation, mais toujours sans avoir l’air d’y toucher. Sexualité débridée, propos crus, pédophilie à la limite de l’inceste, avortements, statuettes de sainte Thérèse dans le vagin, provocations artistiques absolues, personnage se vantant d’un ancêtre « ayant construit des fours à juifs », hommes qui portent des noms de femmes. Tout s’escrime à repousser les limites, avec « un don pour l’idéal excès ». Chacun pourra fixer les siennes. Pour ma part la petite robe tournesol portée à un enterrement.

Ultime liberté, le héros du livre n’est pas celui qu’on croit, tant le roman met en lumière le héros masculin, Lawrence, autour duquel s’articule tout un harem de femmes de plusieurs générations toutes amoureuses de lui, ayant partagé sa couche, jalouses mais sachant trouver entre elles un modus operandi qui autorise à la vie de continuer vaille que vaille. Car si Héloise est chauve, le lion Lawrence, élégant, souvent lâche, parfois menaçant ou manipulateur, mais toujours désarmant par sa quête vaine, au travers de ses excès de conquête, pour vaincre le temps qui détale et la mort qui le guette, laisse sans vergogne flatter sa crinière. Il drague les mères et les filles pendant que New York drague ses mares pour y retrouver un vieux livre de Nabokov. L’homme prend l’eau mais tout s’articule autour de lui.

Que dire d’un ouvrage dont les mises en abyme sont aussi permanentes, et où l’auteur se moque de nous avant même qu’une question ne lui soit posée ? Héloise, artiste, jeune, belle et couronnée de succès, malgré toutes ses provocations, mais dont « les larmes tombaient directement des yeux dans le cœur derrière le masque du visage » nous répond par avance. Elle ne sait pas. Mais elle sait déjà tout de façon innée et intime. « Les critiques érudits lui trouvèrent une parenté avec des peintres dont elle n’avait jamais entendu parler » Osons pourtant des rapprochements littéraires, ceux des enfants terribles de Cocteau ou de mort à Venise de Mann, vertiges anti conformistes où beauté et jeunesse submergent en un flash halluciné les hommes.

En guettant du coin de l’œil le marque page de l’éditeur qui nous laisse à voir une photo sans fioriture et sans bijoux de l’auteur, on se dit que les mots, avalanches de cailloux exotiques, colorés, chaleureux et brillants, tressent pour Emilie de Turckheim les colliers poétiques qu’elle ne portera pas mais qu’elle nous offre. Aube ardoise, ode cadeau, par devers le temps qui passe, à la vie et à la naissance de l’enfant, et à des Saint Nicolas où les sapins se couvriront toujours de présents et où la chasse au snark n’aura pas de fin. Au-delà de la possibilité d’une île, une « possibilité des étoiles » beaucoup plus universelle.

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