vendredi 18 mars 2016

2084. La fin du monde. Boualem Sansal. Gallimard.

Boualem Sansal démarre son roman malicieusement en nous indiquant, de front, qu'aucune relation ne saurait être faite entre son roman et la vie réelle. Or cette fable satyrique chaloupée et musicale, en forme de conte persan,  nous met très vite au cœur de l'action, par une critique crédible, virulente et d'un réalisme saisissant, du totalitarisme religieux.

Dans ce monde futuriste où toute notion du temps a été effacée, le monde connu, l'Abistan, vit, suite à la troisième guerre mondiale de 2014, sous le joug d'un totalitarisme religieux orwellien. Une oligarchie aussi riche et puissante que cachée, sous la direction spirituelle d'Abi , délégué de Yolah, dirige des hommes sous hypnose qui acceptent cet esclavage moyenâgeux sans se rebeller et finissent par attendre la mort avec délice. Coincés dans leurs quartiers sans possibilité de voyager, hors de pèlerinages très encadrés, les hommes subissent un lavage de cerveau contrôlé par un langage volontairement appauvri pour les décerveler : l'Abilang. La langue ne permet plus de dire "démocratie". Au mieux on lui extirpe un démoniaque "démoc" tronqué.

Plus de langage pour critiquer, et tout un protocole coercitif puissant pour encadrer les croyants.
La main de fer du système est particulièrement bien décrite : Exécutions de masse, comités de vigilance, inspections mensuelles des croyants, place limitée pour les femmes , manipulation mentale par de supposés télépathes, ghettos, création d'ennemis supposés pour justifier la guerre permanente aux renégats qui valide le système. Au delà même du système, la confusion et l'arbitraire sont savamment entretenus. Ainsi le lieu de naissance d'Abi change tous les onze ans. Les formules sacrées se contredisent sans vergogne. L'harmonie règne mais l'ennemi est partout. Et pourtant le mot ennemi a disparu du dictionnaire. De la coercition et de l'arbitraire naissent la peur et la soumission.

Bien sûr l'allusion à un Islam dévoyé est particulièrement transparente.  Le mantra "Yolah est grand et Abi est son fidèle délégué " résonne dans les têtes comme une transe limpide. Sansal poursuit ainsi au travers de cette fable son combat contre la perversion et l'instrumentalisation de cette religion. C'est avec une forme d'authentique tendresse que la religion originelle est mise en lumière. Mais aussi avec une terrible amertume que son dévoiement est explicité comme le "dérèglement interne d'une religion ancienne"

Cette manipulation mentale cache en fait une manipulation mafieuse très terre à terre, qui sous couvert de détachement accapare de fait le pouvoir et les richesses et crée une oligarchie religieuse puissante et riche. Les pèlerinages, les lieux saints ( La pyramide kiiba ), les profitables martyrs, tout se monnaie. "Il n'y a d'économie que religieuse". La religion érigée en monopole maintenu par la terreur donne naissance à des castes anoblies, avec leurs cours, leurs fiefs, leurs milices. leurs guildes de marchands enrichis et la juste fraternité des quarante dignitaires. Les quarante voleurs ? Rares oligarques religieux riches contre masse misérable. Cette critique socio économique documentée, est sans doute au delà de celle de l'extrémisme religieux, celle qui, bien que la moins visible, est la plus virulente.(" Notre monde semble bien être celui des perdants, du bric à brac d'après la débâcle, un radeau à la dérive") Ici ce n'est pas la machine qui domine, comme dans 1984, mais bien un système féodal moyenâgeux dont l'argent est finalement le vrai Dieu.

Le titre "La fin du monde" se révèle bien trompeur car en Abistan, la guerre n'est pas la fin du monde mais bien au contraire le processus même qui maintient le monde sous le joug. Un titre plus approprié aurait pu être "La métamorphose". En effet le sujet sous jacent du livre est d'illustrer comment le héros Ati, parvient peu à peu à s'extraire de l'ignorance et de l'hypnose. Si certains hommes jouent avec le système ("l'homme se défend par l'hypocrisie qui fait le parfait croyant") et jouent au contrebandier avec lui ('L'Abistan était un monde autoritaire mais peu de lois étaient réellement appliquées"), Ati lui poursuit sa quête, dans un long et dangereux processus, pour le comprendre et en connaître les limites. Qu'est ce qui donne à un homme simple le pouvoir de questionner le système ?
Sansal nous livre des clés. Peut être la maladie ou la nature qui forcent à revenir à l'essentiel. Dans ces évocations aux charmes de la nature, la mer ou la montagne, Sansal nous donne avec poésie une part intime de lui même. Une part de ce qui préserve l'innocence et peut sauver l'homme. Ainsi pas à pas Ati pourra t il franchir les obstacles, deviner des ailleurs possibles. des ghettos voire des frontières au delà desquelles il y aurait, peut être, autre chose. Atteindre la conscience de la liberté et ainsi gagner la conscience de soi même, l'ultime quête.

L'atrophie du langage ouvre cependant des portes vertigineuses quand on constate que le nom de héros ne diffère de celui du grand délégué que par une consonne (Ati, Abi). Ici rien n'est innocent et ténue est la frontière qui sépare le bourreau de la brebis sauvée. Tout ne tient qu'à un fil. Le trait d'une possible frontière sur une possible carte.

Au delà des qualités littéraires évidentes de l'ouvrage qui se lit avec bonheur et fluidité, et malgré quelques rares lourdeurs que n'excusent ni la poésie ni le conte, et un certain didactisme parfois pesant et trop explicite, c'est finalement la fin qui déçoit. L'histoire aurait été plus forte peut être, et plus transgressive,  si Ati avait été une femme. Mais surtout comment comprendre que Sansal, écrivain Algérien engagé, qui n'a pas fui son pays et combat le système sur place, nous propose la fuite comme la porte de sortie pour son héros ? C'est peut être, là, l'ultime liberté de le littérature et de la fiction. Envers et contre tout.






mercredi 16 juillet 2014

Les Amants terrestres. Emilie de Turckheim. Le Cherche Midi. 2005. Epuisé.

Publié à 25 ans, ce roman est le premier roman d'Emilie de Turckheim, deuxième ouvrage de la collection Styles du Cherche Midi sous la direction de Vincent Roy.

Ce roman est à la fois un hommage et un apprentissage. Hommage à des auteurs dont l'écrivain en devenir, qui a vécu à New York dans sa jeunesse, apprécie l'univers, qui sont nommés au coeur du texte et qui lui servent de matrice originelle. Ainsi le Chat Noir d'Edgar Poe, Sanctuaire de William Faulkner ou encore David Copperfield de Dickens servent à nous proposer un éclairage d'ambiance mais aussi de style. Apprentissage aussi de la vie, comme une expulsion du monde de l'enfance vers celui d'adulte, poétique mais violente éducation sentimentale au forceps. Apprentissage aussi du jeu de l'écriture, à qui il faut tout donner, sans tergiverser, faute d'être sûre qu'il y aura une seconde chance.

Les Amants terrestres nous relate la fugue d'une enfant de douze ans, Sharleen, à la recherche de son père dans l'univers misérable du nord de l'état de New York. De Sanctuaire Faulkner disait : " J'ai pensé à ce que je pouvais imaginer de plus horrible et je l'ai mis sur le papier." Du vieux Sud Américain au nouveau Nord, Emilie de Turckheim, nous montre que rien n'a changé. Ses Amants terrestres devront vivre et mourir au coeur d'une violence exacerbée. Alcoolisme, drogue, prostitution, inceste, folie, brutalité envers les hommes et les animaux, seront leur lot quotidien. Dans cette broyeuse nul ne trouvera grâce, ni les plus faibles, femmes ou enfants, ni les plus forts où ceux qui croyaient l'être mais qui cachaient en leur sein les fêlures des générations précédentes.

Dans ce monde sans repères, deux couples et quelques personnages tentent de vivre leur vie, vaille que vaille, mais ne peuvent s'empécher de tomber dans la spirale de la violence , qu'ils reproduisent malgré eux. Car ici, dans cette descente aux enfers, point de rédemption, suicides et assassinats en ribambelle sont l'aboutissement inexorable de ces vies fracassées. Même l'exil volontaire, dans une autre ville, ne permet pas d'échapper au couperet. La fugue de la jeune Sharleen, ne lui permettra pas de retrouver son père et la mènera vers la mort, après un bref apprentissage de la jouissance dans les bras noirs de Joad. Les Amants terrestres devront vivre des amours lesbiens, incestueux ou violents, comme de courtes parenthéses d'autant plus fortes qu'ils savent inconsciemment qu'il n'y a rien dans l'autre monde. "A chaque mort c'est la mort recommencée de l'humanité entière"

Chez Faulkner on devine au delà des mots une critique politique du champ social, rien de cela dans ce roman car le parti pris est celui d'une narration, au cœur de l'action, et sans jugement, qui rend le propos encore plus fort et brutal.

On trouve ici la naissance d'un style libertaire, sexualisé, très haletant et prenant avec de nombreuse phrases sans verbes et les ellipses narratives chères à Faulkner, qui obligent à une lecture très attentive du roman. Une page de garde nous précise un peu les liens des personnages, ce dont l'auteur s'affranchira dans la suite de son œuvre. Les chapitres se suivent en saccades. Des personnages morts réapparaissent au chapitre suivant, d'autres que l'on disait morts ne le sont finalement pas. La surprise et le jeu de piste sont au cœur de l'intrigue. Il faut souvent deviner qui parle, mais avec une étonnante maturité l'auteur nous donne les clés pas à pas, petite touche par petite touche et sous l'apparente spontanéité de l'écriture on retrouve une matrice très solide et des personnages bien campés sur leurs jambes.

Emilie de Turckheim mêle à cette terrible histoire, de la musique, de la poésie, des morceaux d'art brisé, et une fée qui se voudrait bien Alice au pays des merveilles, mais dont Sharleen sait "depuis le premier jour qu'elle n'est pas du monde." Joad lit Poe. Une toile de Chagall apparaît. Puis disparaît. Abel,le père incestueux, est sculpteur et écrivain. Sharleen dépeint des micocouliers dans son carnet intime. Lily écrit des encyclopédies multidisciplinaires et une encyclopédie inachevée de botanique mensongère. Mais on sent bien comment dans ce terreau pollué et sociologiquement si attardé, cette tentative d'enchantement est improbable et comment même une fée aurait du mal à y croire. Quand Abel nous dit, en parlant de son neveu," Mais quelle était la probabilité qu'un seul et même être fut planté d'une truffe de lévrier et deux étrons de charbon ?" on se dit qu'il aurait dû être Faulkner ou rien. Cette tentative, comme volontairement avortée d'enchantement, rend le texte encore plus grinçant.

Dans une récente émission de Grafitti du berbère Youcef Zirem, Emilie de Turckheim, poussée dans ses retranchements, hésite, presque, à reconnaître la maternité de ce livre de jeunesse, trop violent et sexuel et se dit étonnée d'avoir pu écrire une telle oeuvre. Et pourtant la magie des mots et le souffle d'un style poétique et libre sont déjà là en contrechamp.

Crane et cils rasés, auréolée de souffrance, et corps mystique de la souffrance des hommes, Sharleen est peut être une sainte qui s'ignore encore. Mais comme dans les tragédies grecques, chères à Malraux, même les dieux et les saintes n'échappent pas à leur destin.

mercredi 27 novembre 2013

Le Troisième Reich. Roberto Bolano. Folio.

Le troisième reich écrit par Bolano dans les années 1989 est un roman curieusement resté dans un tiroir et paru de façon posthume. Dans un univers d'un calme trompeur sur la Costa Brava, où résidait alors Bolano, le suspens et la fièvre prennent subtilement peu à peu le pas en développant de nombreux thèmes chers à l'auteur autour du rapport à l'écriture, au mal, à la violence et à la folie

Le roman se présente sous la forme d'un journal intime, qui relate deux mois de la vie d'un jeune allemand de 26 ans, Udo Berger, qui décide de passer des vacances d'été en Espagne, à l'hotel del Mar, avec sa fiancée, sur le lieu des vacances familiales de son enfance. Son projet est d'en profiter pour améliorer sa stratégie sur le jeu de plateau le troisième reich, une sorte de Risk sophisitiqué sur la deuxième guerre mondiale ( Bolano s'adonnait lui même dans la vraie vie à ce jeu), dont il est champion d'Allemagne, et d'écrire son journal pour améliorer son écriture sur les meilleures stratégies et les meilleures variantes.

Le roman déroule la torpeur de ses premiers jours de vacances de jeune arrogant sûr de son fait, de son bon droit, de ses certitudes de jeune homme aimé, heureux en apparance, jonglant avec la littérature et un savoir encyclopédique de façade sur la guerre tout auréolé de son prestige de champion. Mais les choses peu à peu s'enveniment, l'horizon ensoleillé s'assombrit, et avec la subtilité qui fait la force de Bolano, l'inquiétude monte peu à peu. Dans une eucharistie diabolique et alccolisée, au contact d'une trinité maléfique de jeunes espagnols, le loup, l'agneau et le brulé, et d'un autre couple d'allemands intrépides, délurés et d'apparence aussi victorieuse, les choses vont peu à peu se déliter. Une forteresse de pédalos fait front, les bars défilent et la fièvre monte.

Bolano nous promène dans ce qui pourrait sembler à première vue une sorte de roman noir, une histoire de détective comme ceux que lit Ingeborg, l'amie d'Udo. Sans jamais éclairer les choses de façon frontale, Bolano nous donne pourtant toujours assez facilement les clés plus subtiles qui éclairent sa réflexion. Le roman se passe dans les années 1989 avant la chute du mur de Berlin, dans une époque encore proche de la guerre, et certains personnages y ont participé. Ces deux couples sont les symboles de l'Allemagne qui cherche comment tourner la page et qui vit une terrible remise en cause, une violente crise de la quarantaine, pour expier ses péchés. Encore prétendument sûrs d'eux mêmes, les deux couples sont en fait à la dérive et à la recherche inconsciente du choc catharsistique qui pourrait les reconstruire. D'ailleurs Udo Berger qui se déclare amoureux et heureux, a choisi ce lieu pour essayer de retrouver Else l'hotelière dont il était secrètement amoureux autrefois, et lorsque l'engrenage viendra pour le broyer, il ne fera rien pour s'en extraire. Bien au contraire. Pour Charly, l'autre allemand, les vacances finiront par la mort, qu'il aura tout fait pour rechercher par ses outrances. Pour Udo par la défaite symbolique du jeu, et du pays, dont il était pourtant le champion, battu par le brulé, un sud américain sans expérience du jeu, mais porté par la force d'une revanche réelle contre les nazis qui l'ont torturé. De cette défaite Udo tirera une rédemption, en se reconstruisant en homme solitaire, mais humble et déniaisé. Ses derniers mots seront "J'ai quitté sans faire de bruit l'enceinte du congrés". Le brulé, lui, ne tirera pas avantage de sa victoire, montrant que la vengeance n'est pas une fatalité et que l'homme reste maître de son destin.

Jouant en permanence entre le rêve et la réalité, le jeu et la vie, la conscience et la folie, le réél et la littérature, Bolano déroule ainsi, avec une grande simplicité, un roman qui nous entraine avec bonheur et sans même y penser à une puissante réflexion sur le rapport de l'homme à son époque.

mardi 15 octobre 2013

Une sainte. Emilie de Turckheim. Editions Héloise d'Ormesson. 2013.


Après son ouvrage "les pendus", publié en 2008, Emilie de Turckheim nous revient pour le bal de la rentrée littéraire, avec son dernier opus qui aborde à nouveau le thème de l'univers carcéral. Forte de son expérience de visiteuse de prison à la maison d'arrêt de Fresnes, à laquelle elle ne voudrait pas qu'on réduise son ouvrage, elle rebondit sur la réflexion réelle mais intrigante d'une autre visiteuse, qui se plaignait de la libération de "son" prisonnier dont elle perdait de facto le contrôle, pour imaginer une chanson de geste débridée qui mènerait une charitable visiteuse à une programmée sainteté.

L'héroine a, en effet, programmé sa sainteté dès l'enfance comme la quête d'une grâce essentiellement sensuelle. Elle va se servir de son expérience de visiteuse de prison, un vivier purgatoire d'âmes bien pratique, pour tenter de sauver des hommes. Deux ailes qui poussent dans son dos viennent confirmer aux yeux du monde sa béatitude. L'apparence ayant force de loi, pour le bien comme pour le mal, la voici donc sainte. Pas complètement dupe, elle se confesse pourtant de quelques maux : la mort d'un chat qui lui avait été confié ( animal trop indépendant pour gratifier sa bienfaitrice ), la prière d'autres dieux asiatico-exotiques( tant pis pour eux ), le vol d'argent à sa mère, et d'avoir fait condamner à tort pour viol Dimitri, un prisonnier qu'elle était chargée d'aider mais qui avait la mauvaise idée de vouloir prendre son indépendance. Comme dans toute bonne confession, ce faisant, l'héroine, fait pourtant l'impasse à bon compte de son principal péché. Celui d'orgueil né du manque d'écoute. Cette visiteuse de prison chargée d'écouter des hommes enfermés, s'écoute surtout elle même. ( "Dimitri est fils unique, il est le benjamin d'une fratrie de vingt" ) Le style, qui supprime tous les points d'interrogation du texte, renforce ce sentiment de déni et d'enfermement.

L'héroine sert, malgré tout, de trait d'union et de respiration, à des personnages enfermés soit dans une tangible prison, soit dans des prisons intérieures nées de la soumission au monde ( jusqu'à la banalisation d'un monde pornographique presque naturel), de la solitude, de la vieillesse ou de la maladie. Par son imaginaire, pour tous ces personnages, elle dynamite les religions de l'enfance, elle brise les carcans, et fait dix mille fois leur joie. Grâce à elle chaque personnage a le droit de dire "ma vie ne me suffit pas" ou "qui voudrait d'une nouvelle quand il peut avoir un roman de mille pages ?" Une superbe page offre une éblouissante vision des portes que la visiteuse de prison réelle peut offrir au prisonnier en affutant son imaginaire. En mode humour noir, ce roman est une ode à la liberté qui condamne la condamnation. On le sait il est interdit d'interdire et "rien de ce qui se fait par amour ne devrait être puni."

L'être humain, lui même, n'est pas monobloc et Emilie de Turckheim se plait à couper en deux ses personnages, pour en les recollant mieux souligner leurs contradictions. On peut d'ailleurs imaginer Marie, l'amie de l'héroine, comme son double soumis. Le théatre se replie, les décors s'envolent, les deux femmes fusionnent. Les innocents sont souvent coupables et les coupables parfois innocents. "Finalement il n'y a pas que le mensonge et la vérité, il y a la façon de raconter". Commedia dell'arte, théatre de marionnettes. Les saints ne sont pas ceux que l'on croit. D'ailleurs les saints n'ont pas d'ailes. Ce sont les anges qui en ont. Tout le monde sait pourtant cela. Les saints, les vrais, "sont choisis sur les listes de l'annuaire téléphonique". Dynamitage. Les serpents facétieux ont avalé la pomme d'Eve et notre sainte finira dans un panier déguisée en chien.

Les premiers chapitres sont sublimes, tout dans la sensualité et son rapport à l'interdit, avec le purgatoire du confessional comme point de bascule. Puis le ton se fait plus lent, répétitif , didactique, pour évoquer le monde carcéral. Le dernier tiers du livre se situe dans un imaginaire complètement débridé qui prend le dessus. Le style se tord dans tous les sens ( majuscules en folie, ponctuation asthmatique, dialogues qui se chevauchent ) pour conforter le lyrisme du fond, et Emilie de Turckheim, se fait terriblement plaisir, en décrivant avec un soin d'entomologiste et une extrème provocation, la relativité du monde et des hommes, la relativité du bien et du mal, et en annihilant avec une joie féroce tous les repères.

Ce faisant, elle nous chavire, nous laisse passablement essouflés, mais abandonne en route un grand nombre de lecteurs. Le style qui se veut celui d'une mise en scène, où l'écrivain nomme son héroine "l'héroine", et fait force digressions sur le caractère théatral des scènes ( "Juliette est un personnage secondaire que nous croiserons sept fois au cours du roman" ou "il ne faut pas s'attacher à l'intrigue"), rajoute à la désincarnation et à la difficulté de l'empathie qui permettrait d'adhérer à la cause d'un monde carcéral plus humain. On devine là comme une touchante tentative de l'auteur à se libérer de sujets qui lui tiendraient trop à coeur. Le droit ultime à la liberté, avec ses risques, le rapport à l'enfance source de tout, la mort de l'enfant, le rapport mère fille semblent des thèmes récurrents et charnières.

On ne peut qu'admirer la vitalité du roman et la puissance de l'imaginaire qui libère, dans un vertige baroque et poétique né aux sources de la vie et aux univers funambules aux frontières floues des songes de Rutebeuf, Villon, Pedro Calderon ou William Shakespeare, mais on peut aussi regretter que cette trop grande liberté de la fin du roman, scintillant ilinx, ne finisse par nuire à sa cohésion et à sa démonstration.

Sainte Elyzabel de Hongrie, Sainte Marie l'Egyptienne, Saint Frère André Bessette du Québec au coeur palpitant, priez pour nous pauvres pécheurs d'heures. Sainte Emilie retournez à la case prison, sans passer par la rue de la paix et sans toucher aux vingt mille plaques tectoniques du monde. Touchez là la main gauche de notre enfance mais prenez nous aussi dans vos rets de débonnaire serpent. Dites nous que Galilée avait raison et que la terre est bien carrée, puisqu' elle ne tourne pas rond. Après tout, on ne demande qu'à vous croire.

mardi 2 juillet 2013

Etonnants voyageurs Mai 2013. Saint Malo.

Etonnants voyageurs prend l'eau au propre et au figuré. La pluie ne nous aura pas été épargnée cette année et je ressens comme une frustration à la fermeture des portes du palais du grand large.

Bien sûr on retrouve, cette année encore, l'esprit des lieux au coeur d'un électrique bourdonnement de rencontres jubilatoires, mais le contrat est désormais en passe de n'être plus tenu. Certes les journalistes invités nous abreuveront, sans doute, des habituelles critiques louangeuses qui justifient leur accéditation mais, pour autant, Etonnants voyageurs passe par une crise de coissance qui a tendance à durer un peu trop.

Le festival, devenu lourd paquebot, a su vaillament surfer au mieux sur certaines vagues,aiguisant avec maestria l'appétence de la nouvelle génération avec une journée dédiée aux écoliers, un prix des jeunes, une forte présence d'auteurs dédiés et un ouvrage collectif de nouvelles. Le festival nous offre toujours, aussi, sa palette foisonnante et enrichissante de rencontres musicales, littéraires, cinématographiques et la présence rassurante des piliers habituels ( Atiq Rahimi auto proclamé afghan de service, Hubert Haddad, Dany Lafferiere, Alain Mabanckou )dont l'absence nous semblerait désormais aussi incongrue que la disparition de la tour Quic'en grogne.

Et puis quand le psychologue et ethnopsychiatre Tobie Nathan nous parle c'est la porte des chants et contes africains qui s'entrouvre, quand Bertrand Tavernier nous présente un western en noir et blanc avec sa faconde imagée, le paysage se colorie immédiatement de couleurs chatoyantes.( En exergue un fabuleux western dans les neiges du Wyoming d'André de Roth, la chevauchée fantastique, avec une sublime brochette de gueules hautes en couleurs )

Et le café littéraire, encore et toujours, qui sait nous mettre l'eau à la bouche.

Oui mais.

Oui mais. Ce qui pêche c'est la confusion, née de l'abondance des sujets et des thèmes ( on en a déjà parlé ), et l'exiguité des lieux. La plus belle duchesse Anne du monde ne peut donner que ce qu'elle a. Les nouvelles salles à l'hotel du nouveau monde sont petites et éloignées. Pour atteindre la salle de l'Univers on se pousse des coudes pour finir par se casser le nez. Salle Saint Anne vingt minutes d'attente sous la pluie dans une file qui grommele pour finir par se faire jeter. Salle Maupertuis c'est la guerre. Les quinze auteurs invités finissent par remplir les quelques places libérées par la scéance précédente. Dehors même les journalistes, munis de leurs colliers rouges, n'arrivent plus à rentrer. C'est la guerre, tout le monde se plaint. Le festival aujourd'hui c'est des heures de marche pour se retrouver dans des files, une heure avant une scéance, sous la pluie, pour finir par entendre "c'est complet" de la bouche de bénévoles épuisés, et hop on recommence ailleurs la même chose.

Ose t on alors rêver de moins de confusion, de moins de choix et de plus de place ? Bon vent.

mardi 30 avril 2013

Heloise est chauve. Emilie de Turckheim. Editions Héloise d'Ormesson.

Le roman d’Emilie de Turckheim se présente sous une jaquette rouge esthétiquement plaisante mais passablement déroutante. D’abord une mise en exergue à la une qui clame, dans un imposteur raccourci tweeté « l’amour n’a pas d’âge » alors que le roman nous démontrera que l’âge compte terriblement. Ensuite une illustration de Pierre Mornet très belle, comme ses autres œuvres, mais qui présente des visages figés à la Balthus, alors que les femmes, dans ce roman, sont sensuelles, expressives et ne cachent ni leurs sentiments ni leurs pulsions.

Avec Don Juan en ouverture, Emilie de Turckheim nous livre immédiatement la mesure du chant mélodique et de la fable à venir, avec une forme d'ambition à l'universalité. Héloise, ( petit clin d'oeil à son éditeur Héloise d’Ormesson ) a vocation à entrer dans la chanson de geste sulfureuse des grandes histoires d'amour, où une grande différence d'âge sépare les amoureux. De la Lolita de Nabokov, à l 'Héloise d’Abélard, de la Julie d'Etange, nouvelle Héloise, de Rousseau, à la Mâme Scarlett de Mitchell.

Héloise, drogue héroïne, va ainsi découvrir l'amour dès ses premiers mois, d'une façon troublante, sensuelle et animale en suçant le pouce de Lawrence, chef d’un service de pédiatrie, qui l'a mise au monde. Dès son plus jeune âge, comme en apesanteur, rasant, dans un geste de défi, son crâne et sa vie des ornements qui encombrent, elle va conquérir le monde avec l'aisance éblouissante et l'impudeur troublante de sa jeunesse, puis séduire à treize ans l'homme, de quarante ans de plus, qu'elle a choisi, et au gré de plusieurs aventures, finir par lui être fidèle et réussir, contrairement à sa mère et aux autres, à le garder.

Le roman se décompose en deux parties, presque exactement en son milieu. La première entre l'Afrique, la Corse et Paris, dans l'ancien monde. La deuxième à New York, dans le nouveau monde. La première dans la vie quotidienne, la deuxième dans un monde de l'art artificiel et décadent. Ce faisant Emilie de Turckheim explore, aussi, avec sérénité l’évolution du féminisme au travers du temps et l’évolution inexorable, qui a permis aux femmes de devenir les égales des hommes. L’ancienne génération subit. La nouvelle « ambitieuse, exploratrice », manipulatrice des « hommes qui disent toujours oui » peut tout se permettre. Même la rage de vivre et de nier le sidérant vide du monde en produisant « assez d’art et d’amour pour échapper à l’ennui et à la brutalité de la vie ».

Emilie de Turckheim pousse, en permanence, le bouchon très loin avec une extrême liberté. C’est d’abord une parfaite liberté de style, que lui autorise, malgré sa jeunesse, une carrière littéraire déjà bien remplie et couronnée de lauriers. On alterne, ainsi, avec doigté, phrases longues et courtes, dialogues de plusieurs personnages dans une seule phrase, très longues phrases sans ponctuation, chapitres d’une page, parenthèses à foison, absolu manque de description des personnages, qui oblige à une permanente vigilance, et avalanche poétique de description des décors. C’est aussi parfois, rarement, des mises en scène un peu artificielles, comme celle du onze septembre ou de la loi sur la peine de mort, qui sont sources d’acrobatiques et millimétrés raccrochages à l’histoire. Le propos va aussi très loin dans la provocation, mais toujours sans avoir l’air d’y toucher. Sexualité débridée, propos crus, pédophilie à la limite de l’inceste, avortements, statuettes de sainte Thérèse dans le vagin, provocations artistiques absolues, personnage se vantant d’un ancêtre « ayant construit des fours à juifs », hommes qui portent des noms de femmes. Tout s’escrime à repousser les limites, avec « un don pour l’idéal excès ». Chacun pourra fixer les siennes. Pour ma part la petite robe tournesol portée à un enterrement.

Ultime liberté, le héros du livre n’est pas celui qu’on croit, tant le roman met en lumière le héros masculin, Lawrence, autour duquel s’articule tout un harem de femmes de plusieurs générations toutes amoureuses de lui, ayant partagé sa couche, jalouses mais sachant trouver entre elles un modus operandi qui autorise à la vie de continuer vaille que vaille. Car si Héloise est chauve, le lion Lawrence, élégant, souvent lâche, parfois menaçant ou manipulateur, mais toujours désarmant par sa quête vaine, au travers de ses excès de conquête, pour vaincre le temps qui détale et la mort qui le guette, laisse sans vergogne flatter sa crinière. Il drague les mères et les filles pendant que New York drague ses mares pour y retrouver un vieux livre de Nabokov. L’homme prend l’eau mais tout s’articule autour de lui.

Que dire d’un ouvrage dont les mises en abyme sont aussi permanentes, et où l’auteur se moque de nous avant même qu’une question ne lui soit posée ? Héloise, artiste, jeune, belle et couronnée de succès, malgré toutes ses provocations, mais dont « les larmes tombaient directement des yeux dans le cœur derrière le masque du visage » nous répond par avance. Elle ne sait pas. Mais elle sait déjà tout de façon innée et intime. « Les critiques érudits lui trouvèrent une parenté avec des peintres dont elle n’avait jamais entendu parler » Osons pourtant des rapprochements littéraires, ceux des enfants terribles de Cocteau ou de mort à Venise de Mann, vertiges anti conformistes où beauté et jeunesse submergent en un flash halluciné les hommes.

En guettant du coin de l’œil le marque page de l’éditeur qui nous laisse à voir une photo sans fioriture et sans bijoux de l’auteur, on se dit que les mots, avalanches de cailloux exotiques, colorés, chaleureux et brillants, tressent pour Emilie de Turckheim les colliers poétiques qu’elle ne portera pas mais qu’elle nous offre. Aube ardoise, ode cadeau, par devers le temps qui passe, à la vie et à la naissance de l’enfant, et à des Saint Nicolas où les sapins se couvriront toujours de présents et où la chasse au snark n’aura pas de fin. Au-delà de la possibilité d’une île, une « possibilité des étoiles » beaucoup plus universelle.

samedi 6 avril 2013

Etonnants Voyageurs 2012. Saint Malo

La version 2013 nous guette déjà, mais quid de celle de 2012 ? Souvenirs, souvenirs.

C'est toujours un plaisir de retrouver l'intra-muros, sous le soleil, au joli mois de mai. L'habituel train Paris-Saint Malo des auteurs et prescripteurs invités nous a déjà précédé. Orgie d'huitres dans la cour du chateau pour ces privilégiés.

Il y a toujours autant de monde ( 60 000 personnes et plus de 300 auteurs d'après les organisateurs )mais malgré toute cette agitation, la débauche de médias et de journalistes invités ( partenariat France Culture, Ouest France... ), on reste toujours un peu surpris par le manque de couverture médiatique pour ce festival pourtant bien installé. L'époque est au zapping buzzique. Malgré son 23ième anniversaire, l'âge de raison, le festival reste pourtant toujours aussi vivifiant. Il est rare de pouvoir cotoyer aussi facilement autant d'écrivains et d'amoureux des grands espaces.

Michel Le Bris se perd un peu dans ses monologues auto louangeurs qui célèbrent son entrée dans la "World Alliance" des festivals( avec Edimbourg, Berlin, Toronto ). Mais il faut bien admettre que la dynamique Etonnants Voyageurs est toujours aussi forte avec ces déclinaisons en Afrique et toutes ces ouvertures vers les communautés des livres du monde, qui fait sans doute plus pour la francophonie que le ministère du même nom.

Cette année il n' ya plus de thème directeur. L'époque est au zapping et c'est dommage. La profusion des sous-thèmes ( printemps arabe, Belgique, Mers du Sud...) donne une légère impression de flottement. La volonté d'ouvrir de nouveaux lieux, au delà du sillon, et pallier l'exiguité de nombreuses salles de débat ( on se souvient d'épiques batailles pour conquérir en mode gréco-romain une place ), étiole un peu l'intérêt et oblige à de nombreux choix drastiques. Moins de thème fédérateur, plus de distance, le festivalier doit se faire plus éclectique.

C'est bien sûr le café littéraire avec Maette Chantrel et Michel Abescat que l'on retrouve chaque année avec bonheur. Les vieux habitués aussi comme Patrick Rambaud ou Dany Lafferière.

Extraordinaire exposition de photos de Monika Bulaj. Monika est polonaise et explore les frontières de l'Europe et de l'Asie centrale avec des photos saisissantes comme tirées d'un moyen âge aux aubes ardoises noyées et des visages, engoncés dans leurs costumes traditionnels. Il semblerait que ses livres, édités en Italie principalement, n'existent pas en Français. Mais que font les éditeurs ?

http://www.monikabulaj.com/eng/

Un petit moment de grâce salle Saint Anne, avec Yvon Le Men, qui nous entraîne dans la poésie des romanciers. Dans l'intimité de cette salle chaleureuse Jean Marie Blas de Roblès nous livre, avec beaucoup d'humilité, sa poésie intime, celle du Brésil. Sa poésie est un roman fleuve aux mots fruités. Littérature et poésie, même combat. Celui de l'émotion.

On sera là l'année prochaine aussi. Bon vent.