vendredi 18 mars 2016

2084. La fin du monde. Boualem Sansal. Gallimard.

Boualem Sansal démarre son roman malicieusement en nous indiquant, de front, qu'aucune relation ne saurait être faite entre son roman et la vie réelle. Or cette fable satyrique chaloupée et musicale, en forme de conte persan,  nous met très vite au cœur de l'action, par une critique crédible, virulente et d'un réalisme saisissant, du totalitarisme religieux.

Dans ce monde futuriste où toute notion du temps a été effacée, le monde connu, l'Abistan, vit, suite à la troisième guerre mondiale de 2014, sous le joug d'un totalitarisme religieux orwellien. Une oligarchie aussi riche et puissante que cachée, sous la direction spirituelle d'Abi , délégué de Yolah, dirige des hommes sous hypnose qui acceptent cet esclavage moyenâgeux sans se rebeller et finissent par attendre la mort avec délice. Coincés dans leurs quartiers sans possibilité de voyager, hors de pèlerinages très encadrés, les hommes subissent un lavage de cerveau contrôlé par un langage volontairement appauvri pour les décerveler : l'Abilang. La langue ne permet plus de dire "démocratie". Au mieux on lui extirpe un démoniaque "démoc" tronqué.

Plus de langage pour critiquer, et tout un protocole coercitif puissant pour encadrer les croyants.
La main de fer du système est particulièrement bien décrite : Exécutions de masse, comités de vigilance, inspections mensuelles des croyants, place limitée pour les femmes , manipulation mentale par de supposés télépathes, ghettos, création d'ennemis supposés pour justifier la guerre permanente aux renégats qui valide le système. Au delà même du système, la confusion et l'arbitraire sont savamment entretenus. Ainsi le lieu de naissance d'Abi change tous les onze ans. Les formules sacrées se contredisent sans vergogne. L'harmonie règne mais l'ennemi est partout. Et pourtant le mot ennemi a disparu du dictionnaire. De la coercition et de l'arbitraire naissent la peur et la soumission.

Bien sûr l'allusion à un Islam dévoyé est particulièrement transparente.  Le mantra "Yolah est grand et Abi est son fidèle délégué " résonne dans les têtes comme une transe limpide. Sansal poursuit ainsi au travers de cette fable son combat contre la perversion et l'instrumentalisation de cette religion. C'est avec une forme d'authentique tendresse que la religion originelle est mise en lumière. Mais aussi avec une terrible amertume que son dévoiement est explicité comme le "dérèglement interne d'une religion ancienne"

Cette manipulation mentale cache en fait une manipulation mafieuse très terre à terre, qui sous couvert de détachement accapare de fait le pouvoir et les richesses et crée une oligarchie religieuse puissante et riche. Les pèlerinages, les lieux saints ( La pyramide kiiba ), les profitables martyrs, tout se monnaie. "Il n'y a d'économie que religieuse". La religion érigée en monopole maintenu par la terreur donne naissance à des castes anoblies, avec leurs cours, leurs fiefs, leurs milices. leurs guildes de marchands enrichis et la juste fraternité des quarante dignitaires. Les quarante voleurs ? Rares oligarques religieux riches contre masse misérable. Cette critique socio économique documentée, est sans doute au delà de celle de l'extrémisme religieux, celle qui, bien que la moins visible, est la plus virulente.(" Notre monde semble bien être celui des perdants, du bric à brac d'après la débâcle, un radeau à la dérive") Ici ce n'est pas la machine qui domine, comme dans 1984, mais bien un système féodal moyenâgeux dont l'argent est finalement le vrai Dieu.

Le titre "La fin du monde" se révèle bien trompeur car en Abistan, la guerre n'est pas la fin du monde mais bien au contraire le processus même qui maintient le monde sous le joug. Un titre plus approprié aurait pu être "La métamorphose". En effet le sujet sous jacent du livre est d'illustrer comment le héros Ati, parvient peu à peu à s'extraire de l'ignorance et de l'hypnose. Si certains hommes jouent avec le système ("l'homme se défend par l'hypocrisie qui fait le parfait croyant") et jouent au contrebandier avec lui ('L'Abistan était un monde autoritaire mais peu de lois étaient réellement appliquées"), Ati lui poursuit sa quête, dans un long et dangereux processus, pour le comprendre et en connaître les limites. Qu'est ce qui donne à un homme simple le pouvoir de questionner le système ?
Sansal nous livre des clés. Peut être la maladie ou la nature qui forcent à revenir à l'essentiel. Dans ces évocations aux charmes de la nature, la mer ou la montagne, Sansal nous donne avec poésie une part intime de lui même. Une part de ce qui préserve l'innocence et peut sauver l'homme. Ainsi pas à pas Ati pourra t il franchir les obstacles, deviner des ailleurs possibles. des ghettos voire des frontières au delà desquelles il y aurait, peut être, autre chose. Atteindre la conscience de la liberté et ainsi gagner la conscience de soi même, l'ultime quête.

L'atrophie du langage ouvre cependant des portes vertigineuses quand on constate que le nom de héros ne diffère de celui du grand délégué que par une consonne (Ati, Abi). Ici rien n'est innocent et ténue est la frontière qui sépare le bourreau de la brebis sauvée. Tout ne tient qu'à un fil. Le trait d'une possible frontière sur une possible carte.

Au delà des qualités littéraires évidentes de l'ouvrage qui se lit avec bonheur et fluidité, et malgré quelques rares lourdeurs que n'excusent ni la poésie ni le conte, et un certain didactisme parfois pesant et trop explicite, c'est finalement la fin qui déçoit. L'histoire aurait été plus forte peut être, et plus transgressive,  si Ati avait été une femme. Mais surtout comment comprendre que Sansal, écrivain Algérien engagé, qui n'a pas fui son pays et combat le système sur place, nous propose la fuite comme la porte de sortie pour son héros ? C'est peut être, là, l'ultime liberté de le littérature et de la fiction. Envers et contre tout.






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