mercredi 16 juillet 2014

Les Amants terrestres. Emilie de Turckheim. Le Cherche Midi. 2005. Epuisé.

Publié à 25 ans, ce roman est le premier roman d'Emilie de Turckheim, deuxième ouvrage de la collection Styles du Cherche Midi sous la direction de Vincent Roy.

Ce roman est à la fois un hommage et un apprentissage. Hommage à des auteurs dont l'écrivain en devenir, qui a vécu à New York dans sa jeunesse, apprécie l'univers, qui sont nommés au coeur du texte et qui lui servent de matrice originelle. Ainsi le Chat Noir d'Edgar Poe, Sanctuaire de William Faulkner ou encore David Copperfield de Dickens servent à nous proposer un éclairage d'ambiance mais aussi de style. Apprentissage aussi de la vie, comme une expulsion du monde de l'enfance vers celui d'adulte, poétique mais violente éducation sentimentale au forceps. Apprentissage aussi du jeu de l'écriture, à qui il faut tout donner, sans tergiverser, faute d'être sûre qu'il y aura une seconde chance.

Les Amants terrestres nous relate la fugue d'une enfant de douze ans, Sharleen, à la recherche de son père dans l'univers misérable du nord de l'état de New York. De Sanctuaire Faulkner disait : " J'ai pensé à ce que je pouvais imaginer de plus horrible et je l'ai mis sur le papier." Du vieux Sud Américain au nouveau Nord, Emilie de Turckheim, nous montre que rien n'a changé. Ses Amants terrestres devront vivre et mourir au coeur d'une violence exacerbée. Alcoolisme, drogue, prostitution, inceste, folie, brutalité envers les hommes et les animaux, seront leur lot quotidien. Dans cette broyeuse nul ne trouvera grâce, ni les plus faibles, femmes ou enfants, ni les plus forts où ceux qui croyaient l'être mais qui cachaient en leur sein les fêlures des générations précédentes.

Dans ce monde sans repères, deux couples et quelques personnages tentent de vivre leur vie, vaille que vaille, mais ne peuvent s'empécher de tomber dans la spirale de la violence , qu'ils reproduisent malgré eux. Car ici, dans cette descente aux enfers, point de rédemption, suicides et assassinats en ribambelle sont l'aboutissement inexorable de ces vies fracassées. Même l'exil volontaire, dans une autre ville, ne permet pas d'échapper au couperet. La fugue de la jeune Sharleen, ne lui permettra pas de retrouver son père et la mènera vers la mort, après un bref apprentissage de la jouissance dans les bras noirs de Joad. Les Amants terrestres devront vivre des amours lesbiens, incestueux ou violents, comme de courtes parenthéses d'autant plus fortes qu'ils savent inconsciemment qu'il n'y a rien dans l'autre monde. "A chaque mort c'est la mort recommencée de l'humanité entière"

Chez Faulkner on devine au delà des mots une critique politique du champ social, rien de cela dans ce roman car le parti pris est celui d'une narration, au cœur de l'action, et sans jugement, qui rend le propos encore plus fort et brutal.

On trouve ici la naissance d'un style libertaire, sexualisé, très haletant et prenant avec de nombreuse phrases sans verbes et les ellipses narratives chères à Faulkner, qui obligent à une lecture très attentive du roman. Une page de garde nous précise un peu les liens des personnages, ce dont l'auteur s'affranchira dans la suite de son œuvre. Les chapitres se suivent en saccades. Des personnages morts réapparaissent au chapitre suivant, d'autres que l'on disait morts ne le sont finalement pas. La surprise et le jeu de piste sont au cœur de l'intrigue. Il faut souvent deviner qui parle, mais avec une étonnante maturité l'auteur nous donne les clés pas à pas, petite touche par petite touche et sous l'apparente spontanéité de l'écriture on retrouve une matrice très solide et des personnages bien campés sur leurs jambes.

Emilie de Turckheim mêle à cette terrible histoire, de la musique, de la poésie, des morceaux d'art brisé, et une fée qui se voudrait bien Alice au pays des merveilles, mais dont Sharleen sait "depuis le premier jour qu'elle n'est pas du monde." Joad lit Poe. Une toile de Chagall apparaît. Puis disparaît. Abel,le père incestueux, est sculpteur et écrivain. Sharleen dépeint des micocouliers dans son carnet intime. Lily écrit des encyclopédies multidisciplinaires et une encyclopédie inachevée de botanique mensongère. Mais on sent bien comment dans ce terreau pollué et sociologiquement si attardé, cette tentative d'enchantement est improbable et comment même une fée aurait du mal à y croire. Quand Abel nous dit, en parlant de son neveu," Mais quelle était la probabilité qu'un seul et même être fut planté d'une truffe de lévrier et deux étrons de charbon ?" on se dit qu'il aurait dû être Faulkner ou rien. Cette tentative, comme volontairement avortée d'enchantement, rend le texte encore plus grinçant.

Dans une récente émission de Grafitti du berbère Youcef Zirem, Emilie de Turckheim, poussée dans ses retranchements, hésite, presque, à reconnaître la maternité de ce livre de jeunesse, trop violent et sexuel et se dit étonnée d'avoir pu écrire une telle oeuvre. Et pourtant la magie des mots et le souffle d'un style poétique et libre sont déjà là en contrechamp.

Crane et cils rasés, auréolée de souffrance, et corps mystique de la souffrance des hommes, Sharleen est peut être une sainte qui s'ignore encore. Mais comme dans les tragédies grecques, chères à Malraux, même les dieux et les saintes n'échappent pas à leur destin.

2 commentaires:

  1. Un auteur et un roman que je découvre ce jour grace à vous. Il y a tant de bonnes lectures à faire .

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