mardi 15 octobre 2013

Une sainte. Emilie de Turckheim. Editions Héloise d'Ormesson. 2013.


Après son ouvrage "les pendus", publié en 2008, Emilie de Turckheim nous revient pour le bal de la rentrée littéraire, avec son dernier opus qui aborde à nouveau le thème de l'univers carcéral. Forte de son expérience de visiteuse de prison à la maison d'arrêt de Fresnes, à laquelle elle ne voudrait pas qu'on réduise son ouvrage, elle rebondit sur la réflexion réelle mais intrigante d'une autre visiteuse, qui se plaignait de la libération de "son" prisonnier dont elle perdait de facto le contrôle, pour imaginer une chanson de geste débridée qui mènerait une charitable visiteuse à une programmée sainteté.

L'héroine a, en effet, programmé sa sainteté dès l'enfance comme la quête d'une grâce essentiellement sensuelle. Elle va se servir de son expérience de visiteuse de prison, un vivier purgatoire d'âmes bien pratique, pour tenter de sauver des hommes. Deux ailes qui poussent dans son dos viennent confirmer aux yeux du monde sa béatitude. L'apparence ayant force de loi, pour le bien comme pour le mal, la voici donc sainte. Pas complètement dupe, elle se confesse pourtant de quelques maux : la mort d'un chat qui lui avait été confié ( animal trop indépendant pour gratifier sa bienfaitrice ), la prière d'autres dieux asiatico-exotiques( tant pis pour eux ), le vol d'argent à sa mère, et d'avoir fait condamner à tort pour viol Dimitri, un prisonnier qu'elle était chargée d'aider mais qui avait la mauvaise idée de vouloir prendre son indépendance. Comme dans toute bonne confession, ce faisant, l'héroine, fait pourtant l'impasse à bon compte de son principal péché. Celui d'orgueil né du manque d'écoute. Cette visiteuse de prison chargée d'écouter des hommes enfermés, s'écoute surtout elle même. ( "Dimitri est fils unique, il est le benjamin d'une fratrie de vingt" ) Le style, qui supprime tous les points d'interrogation du texte, renforce ce sentiment de déni et d'enfermement.

L'héroine sert, malgré tout, de trait d'union et de respiration, à des personnages enfermés soit dans une tangible prison, soit dans des prisons intérieures nées de la soumission au monde ( jusqu'à la banalisation d'un monde pornographique presque naturel), de la solitude, de la vieillesse ou de la maladie. Par son imaginaire, pour tous ces personnages, elle dynamite les religions de l'enfance, elle brise les carcans, et fait dix mille fois leur joie. Grâce à elle chaque personnage a le droit de dire "ma vie ne me suffit pas" ou "qui voudrait d'une nouvelle quand il peut avoir un roman de mille pages ?" Une superbe page offre une éblouissante vision des portes que la visiteuse de prison réelle peut offrir au prisonnier en affutant son imaginaire. En mode humour noir, ce roman est une ode à la liberté qui condamne la condamnation. On le sait il est interdit d'interdire et "rien de ce qui se fait par amour ne devrait être puni."

L'être humain, lui même, n'est pas monobloc et Emilie de Turckheim se plait à couper en deux ses personnages, pour en les recollant mieux souligner leurs contradictions. On peut d'ailleurs imaginer Marie, l'amie de l'héroine, comme son double soumis. Le théatre se replie, les décors s'envolent, les deux femmes fusionnent. Les innocents sont souvent coupables et les coupables parfois innocents. "Finalement il n'y a pas que le mensonge et la vérité, il y a la façon de raconter". Commedia dell'arte, théatre de marionnettes. Les saints ne sont pas ceux que l'on croit. D'ailleurs les saints n'ont pas d'ailes. Ce sont les anges qui en ont. Tout le monde sait pourtant cela. Les saints, les vrais, "sont choisis sur les listes de l'annuaire téléphonique". Dynamitage. Les serpents facétieux ont avalé la pomme d'Eve et notre sainte finira dans un panier déguisée en chien.

Les premiers chapitres sont sublimes, tout dans la sensualité et son rapport à l'interdit, avec le purgatoire du confessional comme point de bascule. Puis le ton se fait plus lent, répétitif , didactique, pour évoquer le monde carcéral. Le dernier tiers du livre se situe dans un imaginaire complètement débridé qui prend le dessus. Le style se tord dans tous les sens ( majuscules en folie, ponctuation asthmatique, dialogues qui se chevauchent ) pour conforter le lyrisme du fond, et Emilie de Turckheim, se fait terriblement plaisir, en décrivant avec un soin d'entomologiste et une extrème provocation, la relativité du monde et des hommes, la relativité du bien et du mal, et en annihilant avec une joie féroce tous les repères.

Ce faisant, elle nous chavire, nous laisse passablement essouflés, mais abandonne en route un grand nombre de lecteurs. Le style qui se veut celui d'une mise en scène, où l'écrivain nomme son héroine "l'héroine", et fait force digressions sur le caractère théatral des scènes ( "Juliette est un personnage secondaire que nous croiserons sept fois au cours du roman" ou "il ne faut pas s'attacher à l'intrigue"), rajoute à la désincarnation et à la difficulté de l'empathie qui permettrait d'adhérer à la cause d'un monde carcéral plus humain. On devine là comme une touchante tentative de l'auteur à se libérer de sujets qui lui tiendraient trop à coeur. Le droit ultime à la liberté, avec ses risques, le rapport à l'enfance source de tout, la mort de l'enfant, le rapport mère fille semblent des thèmes récurrents et charnières.

On ne peut qu'admirer la vitalité du roman et la puissance de l'imaginaire qui libère, dans un vertige baroque et poétique né aux sources de la vie et aux univers funambules aux frontières floues des songes de Rutebeuf, Villon, Pedro Calderon ou William Shakespeare, mais on peut aussi regretter que cette trop grande liberté de la fin du roman, scintillant ilinx, ne finisse par nuire à sa cohésion et à sa démonstration.

Sainte Elyzabel de Hongrie, Sainte Marie l'Egyptienne, Saint Frère André Bessette du Québec au coeur palpitant, priez pour nous pauvres pécheurs d'heures. Sainte Emilie retournez à la case prison, sans passer par la rue de la paix et sans toucher aux vingt mille plaques tectoniques du monde. Touchez là la main gauche de notre enfance mais prenez nous aussi dans vos rets de débonnaire serpent. Dites nous que Galilée avait raison et que la terre est bien carrée, puisqu' elle ne tourne pas rond. Après tout, on ne demande qu'à vous croire.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire